Alice et les traductions du temps présent
Où je parle de quelques « nivellements » : Réforme du collège, langue française et romans pour la jeunesse.
La crainte du nivellement par le bas
exprimée par les enseignants est partagée par un collectif d’étudiants
et de jeunes professionnels. Ils ont publié hier une tribune dans le Huffington Post ainsi qu’une lettre
ouverte à la Ministre de l’Education dans le Figaro. Ils expliquent
qu’ils sont issus des filières d’excellence sans pour autant faire
partie des classes sociales favorisées et que l’accès aux classes
bilangues, au latin et au grec, ainsi qu’à un enseignement scientifique
et littéraire complet, fut pour eux le moteur riche et passionnant de la
réussite. Ils demandent à la Ministre de suspendre l’exécution du
décret d’application de la réforme du collège afin d’ouvrir un vrai
débat démocratique sur la question.
Il se trouve qu’au même moment, le Projet Voltaire, service internet de formation à l’orthographe et à la grammaire, publiait les résultats
d’une étude conduite auprès de 50 000 participants : en 2010, ils
étaient 51 % à maîtriser correctement l’ensemble des règles de la langue
française tandis qu’ils ne sont plus que 45 % en 2015. « Je ne pensais pas que la baisse serait aussi spectaculaire en seulement cinq ans ! »
se désole Pascal Hostachy, fondateur du projet. Il souligne que la
qualité orthographique dépend directement de notre confrontation à
l’écrit, c’est-à-dire à la lecture. Si dans cette étude les femmes
réalisent de meilleures performances que les hommes, c’est parce
qu’elles lisent plus. La lecture est au coeur de notre apprentissage et
de notre maîtrise du Français, et cela commence dès l’enfance.
Quant à moi, chaque année à la même
époque, je me lance dans une vaste opération de tri et de rangement en
prévision de la célèbre braderie de la rue d’Isly. C’est l’occasion de
me replonger avec délice et nostalgie dans les livres que j’ai dévorés
passionnément quand j’étais élève à l’école primaire ou en classe de
sixième. Parmi eux, Les six compagnons de la Croix-Rousse, et surtout, Alice, mon héroïne préférée. Et c’est aussi l’occasion de faire quelques comparaisons entre les éditions successives.
Quelques mots sur Alice Roy,
jeune américaine intelligente, indépendante et sportive, dont les
talents de détective et les qualités de coeur vont redonner le sourire à
maintes personnes lésées, trompées ou terrorisées. En anglais, elle
s’appelle Nancy Drew. Son auteur, Caroline Quine (Carolyn Keene en
anglais) est en fait un nom de plume regroupant plusieurs
rédacteurs. Elle apparait aux Etats-Unis en 1930 et en France en 1955.
Le directeur des collections jeunesse chez Hachette, ancien professeur
d’anglais, souhaite alors relancer la Bibliothèque verte en éditant des
séries anglo-saxonnes qui mettent en scène des héros récurrents. Le
premier titre publié sera Alice détective, bientôt suivi de Alice au bal masqué. Commence alors une carrière pleine de succès pour la série Alice qui
sera très longtemps en tête des ventes de la Bibliothèque verte. La
première traductrice de la série fut Hélène Commin et le premier
dessinateur, celui qui fixera un certain nombre de caractéristiques
visuelles du personnage, tel que le bandeau dans les cheveux, fut Albert
Chazelle.
Mais au fil des années, textes et illustrations subissent quelques aménagements. Quand j’ouvre mon exemplaire d’Alice au bal masqué,
par exemple, et que je le rapproche de celui que j’ai acheté pour ma
fille quelques décennies plus tard, je découvre que les traductions et
les textes de quatrième de couverture (cliquer sur les photos pour mieux
lire) ont évolué comme ceci :
“Ce costume te va à ravir, Alice”, dit la vieille Sarah. Elle enveloppa la jeune fille d’un regard plein de tendresse, puis ajouta en souriant: “Il te donne, de plus, un air si mystérieux….” Alice Roy achevait de s’habiller pour le bal masqué auquel elle était invitée ce soir-là chez les parents de Gloria Harwick, son ancienne camarade de lycée. Elle devait s’y rendre en compagnie de Ned Nickerson, ami d’enfance qui se faisait volontairement son chevalier servant. Pour l’occasion, elle avait revêtu un déguisement de grande dame espagnole: longue robe rouge à volants et mantille de dentelle. Debout devant sa psyché, Alice assura soigneusement la perruque brune qui dissimulait ses boucles blondes. Un loup de satin noir au bavolet de tulle dissimulait entièrement son visage, ne laissant voir que les yeux bleus, pétillant de malice derrière les fentes du masque. »
Texte de 2008 :
“Ce costume te va à ravir, Alice”, affirme Sarah. Elle ajoute en souriant: « Il te donne un petit air mystérieux… » Alice Roy achève de s’habiller pour le bal masqué auquel elle était invitée ce soir-là chez les parents de Gloria Hendrick, une ancienne camarade de lycée. Elle doit s’y rendre en compagnie de Ned Nickerson, son chevalier servant. Pour l’occasion, elle a revêtu un déguisement de grande dame espagnole : longue robe rouge à volants et mantille de dentelle. Debout devant son miroir, Alice ajuste soigneusement la perruque brune qui dissimule ses boucles blondes. Un loup de satin noir cache son visage, ne laissant apparaître que ses yeux bleus pétillant de malice.
Entre 1962 et 2008, s’intercalent
d’autres versions qui concourent toutes à la cure d’amincissement du
texte, provoquant parfois de grandes déceptions chez les adultes qui ont grandi avec Alice, le Club des cinq ou les Six compagnons.
A travers cet exemple, on a tout loisir de constater : 1. que le récit
ne se fait plus à l’imparfait et au passé simple, mais au temps
présent, 2. que les détails descriptifs sont limités voire supprimés
(regard plein de tendresse, bavolet de tulle) et 3. que le vocabulaire
est simplifié de manière à ne garder que les termes génériques à
l’exclusion de tout terme spécialisé (psyché devient miroir, dissimuler
devient cacher).
La réaction immédiate consiste à se dire
que décidément nos enfants ne sont pas aidés. Si la lecture est le
vecteur de la connaissance de la langue, si elle est le moyen
d’apprendre à exprimer des idées variées avec des mots et des
connecteurs logiques variés utilisés dans une concordance des temps
également logique, il n’est guère étonnant qu’ils aient de plus en plus
de mal à s’exprimer à l’écrit comme à l’oral, tant les modèles qu’on
leur donne sont allégés. On se demande à quoi pensent les éditeurs :
jugent-ils avec un total réalisme que les jeunes d’aujourd’hui sont
tellement mal formés à l’école que s’ils veulent encore vendre des
livres il faut leur donner de la lecture basée sur un ensemble très
limité de vocabulaire et de syntaxe ?
J’ai eu la chance de pouvoir contacter
par téléphone un responsable d’édition de Hachette Jeunesse, et je le
remercie ici du temps qu’il m’a consacré. Je lui ai fait part de mon
étonnement devant ce que je qualifierais d’appauvrissement des textes
proposés aux jeunes et je lui ai expliqué que j’aimerais beaucoup avoir
son point de vue d’éditeur. Il m’a tout de suite reprise. Il n’est pas
du tout question d’appauvrissement, mais de modernisation. La société a
évolué, les enfants ont changé et sont confrontés à des modes de
communication très diversifiés. Ils ont l’habitude de passer très
rapidement d’un centre d’intérêt à un autre. Pour les attirer vers la
lecture, il faut donc qu’ils y retrouvent les caractéristiques des
autres médias. L’utilisation systématique du présent vise à accélérer le
récit, de même que la suppression des passages trop descriptifs.
Hachette considère que les textes comme Alice sont intemporels :
on garde l’histoire, mais on la transpose et on l’adapte au fil du
temps. Par contre, les textes dits « d’auteurs » sont conservés en
l’état, des renvois en bas de page apportant les éventuelles
explications nécessaires. C’est le traitement appliqué à la comtesse de
Ségur, par exemple.
Sous les propos de l’éditeur, on comprend malgré tout que le public des lecteurs doit être encouragé (*)
et qu’il importe d’aller au devant de lui. Les Bibliothèques rose et
verte sont maintenant pratiquement entièrement dédiées à la
transposition à l’écrit de séries télévisées en vogue auprès des
enfants. Quant à la modernisation d’Alice, elle correspond bien
à une perte de contenu dans la mesure où ces textes sont maintenant
édités en Bibliothèque rose, c’est-à-dire pour un lectorat beaucoup plus
jeune que lorsque la série a démarré en France en 1955.
S’il est vrai que le monde évolue, il me
semble que c’est plutôt dans le sens d’une complexité croissante. J’ai
du mal à croire que le langage qui sert à décrire le monde puisse dans
le même temps se recroqueviller sur lui-même. Ne parlons pas
spécifiquement vocabulaire, il est très possible que sur ce plan-là nous
ne soyons pas en train de vivre un appauvrissement mais un glissement
vers une sorte de remplacement : psyché devient certes désuet, mais
fournisseur d’accès internet va peut-être faire son entrée dans le
dictionnaire, à l’instar d’autres mots destinés à nommer les nouveaux
objets de notre réalité. Parlons plutôt syntaxe, conjugaison et variété
de la langue : ce sont les éléments centraux d’un langage évolué car il
est question de subtilité, de logique et d’articulation des pensées.
Toute éducation qui voudrait s’en affranchir constituerait selon moi une
régression intellectuelle grave.
(*) Mise à jour du vendredi 12 juin 2015 à 12 h : Hachette Jeunesse me fait savoir que la collection en question est en pleine santé.
Le MiniAmour, c’est nous tous !