dimanche 14 juin 2015

Les 3 fonctions exécutives, 3 compétences clés... (Céline Alvarez)

Les fonctions exécutives, 3 compétences clés.

Après la plasticité cérébrale, nous abordons aujourd’hui un autre grand pilier de la formation de l’intelligence : le développement des fonctions exécutives. Les fonctions exécutives sont essentielles, ce sont les compétences cognitives qui nous permettent d’agir de façon organisée pour atteindre nos objectifs. Les experts en relèvent trois principales : la mémoire de travail, le contrôle inhibiteur et la flexibilité cognitive.
Contrôle exécutif 
En effet, lorsque nous souhaitons faire quelque chose, qu’il s’agisse de résoudre un exercice de mathématiques, de faire une déclaration d’amour, d’apprendre à jouer du piano ou d’apprendre un pas de danse ; nous avons besoin de trois compétences dites exécutives : il nous faut une bonne mémoire de travail, qui nous permette de garder en mémoire des informations et de les organiser ; un bon contrôle inhibiteur, qui nous permette d’inhiber les distractions pour rester concentré, de contrôler nos impulsions, nos émotions, ou les gestes inappropriés ; et enfin, nous avons besoin de flexibilité cognitive, pour être créatif et ajuster nos stratégies en cas d’erreurs.
Ces fonctions exécutives sont fondamentales. Retenez-les bien. Elles nous permettent de fonctionner, de pouvoir réaliser dans le monde ce que notre intelligence commande. En effet, lorsque nous possédons une bonne mémoire, une bonne maîtrise de nous-mêmes et une belle flexibilité, nous pouvons agir succès et nager en confiance dans le grand bain de la vie.
A l’inverse, sans elles, nous ne pourrions tout simplement pas avoir un comportement intentionnellement organisé et contrôlé pour atteindre un but, quel qu’il soit. Toute situation d’action ou d’apprentissage serait rendue difficile. Ces compétences sont d’ailleurs considérées par les experts comme les fondations biologiques de l’apprentissage.

Les fondations biologiques de l’apprentissage.

“Venir à l’école avec une base solide de ces fonctions exécutives est plus important pour les enfants que de connaître leurs lettres et leurs chiffres”, rapporte The Center on The Developing Child de l’Université de Harvard. En effet, si des enfants possèdent un contrôle inhibiteur faible, la moindre distraction les déconcentrent, attendre leur tour pour parler ou pour agir leur est difficile, ils ont du mal à contrôler leurs émotions et ils ne font pas preuve de persévérance. Si leur mémoire de travail n’est pas assez développée, ils oublient la consigne, ils ont du mal à organiser leurs actions, et ne se souviennent pas du sens du paragraphe qu’ils viennent de lire. Enfin, s’ils manquent de flexibilité cognitive, ils ont de grandes difficultés à ré-organiser leur action en cas de besoin, se découragent vite si leur stratégie ne fonctionne pas et n’identifient pas forcément leurs erreurs. “Même lorsque deux enfants seulement possèdent des compétences exécutives sous-développées,” explique The Center on The Developing Child, “une classe entière peut être désorganisée, et un temps précieux détourné des activités d’apprentissage. Cela peut avoir un impact profond sur le climat général de la classe et est souvent rapporté par les enseignants comme étant une source d’exaspération et de burnout. » Ces enfants ressentent eux-mêmes un grand désavantage par rapport à leurs camarades, ils ne sont pas capables de suivre la complexité d’un jeu par exemple et peuvent ainsi être mis à l’écart par leurs pairs.
A l’inverse, de nombreuses études indiquent que les enfants ayant développé une bonne mémoire de travail, un bon contrôle inhibiteur et une bonne flexibilité obtiennent de meilleures performances scolaires, et, une fois adultes, réussissent mieux leurs examens, entrent dans de meilleures universités et obtiennent des emplois plus satisfaisants. Mais au delà de cela, et c’est ce qui nous intéresse vraiment, ils ont les moyens d’atteindre les objectifs qu’ils se fixent dans leur vie. 

Plus prédictives que le QI.

De nombreuses études indiquent que lorsque nous possédons des fonctions exécutives bien développées, c’est à dire que nous possédons une bonne mémoire de travail, une bon contrôle inhibiteur et une bonne flexibilité, nos chances de réussite et d’épanouissement sont plus assurées qu’avec un QI élevé.
Une étude, connue sous le nom de The Marschmallow Test a été conduite dans les années 60 par le psychologue Walter Mischel de l’université de Stanford. Elle visait à mesurer le lien entre le développement de l’une de ces fonctions exécutives – le contrôle inhibiteur – et la réussite à l’âge adulte. Pour mesurer cela, Walter Mischel testa 500 enfants de 4 ans qu’il suivit pendant près de 30 ans. Le test consistait à placer un Chamallow devant chaque enfant, puis à le laisser seul, assis devant le Chamallow, une quinzaine minutes. Le psychologue expliquait à l’enfant: “Si tu ne manges pas le Chamallow pendant mon absence, tu en auras un de plus à mon retour.”
Tous les enfants n’ont pas fait preuve de la même patience, et ceux qui ont réussi à attendre n’avaient pas forcément les QI les plus elevés. Les enfants qui avaient pu se contrôler et attendre à 4 ans, avaient plus d’amis à l’adolescence que les autres, géraient mieux leur stress, avaient une meilleure estime d’eux-mêmes, s’exprimaient mieux, entraient dans de meilleures universités et, à l’âge adulte, ils avaient des emplois plus satisfaisants – même avec un QI plus bas. Enfin, ils avaient nettement moins de problèmes d’alcool ou de drogue à l’âge de 32 ans, et étaient en meilleure santé, que ceux qui – à 4 ans – n’avaient pas su résister à la tentation du Chamallow. (cliquez sur le lien pour voir la vidéo).
https://vimeo.com/129371597

« Offrir aux enfants enfants les moyens de construire ces compétences à la maison, dans les programmes d’éducation précoces, et dans tous les autres contextes où ils vivent régulièrement, est l’une des plus importantes responsabilités de la société.” explique The Center on The Developing Child de l’Université de Harvard.

Un potentiel qui se développe – ou pas.

“Contrairement aux croyances populaires, apprendre à se contrôler, à être attentif et à mémoriser consciemment des informations n’arrive pas automatiquement lorsque les enfants grandissent,” explique The Center on The Developing Child. Aussi fondamentales que soient ces compétences, nous ne sommes pas nés avec. Nous sommes nés avec le potentiel de les développer – ou pas. Pour les développer, le jeune être humain doit pouvoir les exercer au moment dicté par la nature, et tous les enfants n’ont pas la possibilité de le faire.
Vous l’avez certainement constaté avec vos enfants, à 2 ans ½, les fonctions exécutives de l’être humain sont peu développées : l’enfant oublie rapidement ce qu’il voulait dire alors même qu’il est en train de parler, il se laisse vite distraire, contrôle difficilement ses gestes et ses émotions, et change difficilement de stratégie lorsque la sienne ne fonctionne pas. C’est normal, son potentiel exécutif commence tout juste à se développer et il va se développer très rapidement entre 3 et 5 ans. Cette période critique est une véritable fenêtre d’opportunité à ne pas manquer. Car, ce qui se construit lors de cette période constitue la base sur laquelle les compétences exécutives seront déployées et raffinées jusqu’au début de l’âge adulte.

Comment aider ?

The Center on The Developing Child est très clair : les environnements favorables au développement de ces compétences sont ceux dans lesquels l’adulte amène précocement et progressivement l’enfant vers une autonomie de plus en plus maîtrisée. En effet, lorsque nous encourageons l’enfant à faire seul, à se chausser seul, à ranger ses affaires seul, à se savonner seul, ou à écosser des petits pois à nos côtés, nous l’aidons à exercer ses fonctions exécutives : il doit atteindre un objectif précis et pour cela il doit focaliser son attention, contrôler les gestes ou les émotions inappropriées, planifier ses actions, et rester flexible en cas d’erreur. Il n’y a que lui, par sa propre activité, qui puisse construire son intelligence exécutive. L’adulte ne peut que l’encourager, dès 3 ans, à faire lui-même ce qu’il peut faire lui-même, en l’accompagnant sans faire à sa place, en l’encourageant, puis en s’effaçant progressivement. Rien de plus. Nul besoin d’aller chercher des activités extraordinaires, à 3 ans, l’ordinaire est extraordinaire.

Quand l’intelligence se défend de nous.

L’enfant de 3 ans est donc un être d’action, il doit faire par lui-même pour entraîner ses fonctions exécutives. Cette exigence à vouloir absolument faire par lui-même, n’est donc ni un caprice, ni une manie, ni un hasard : c’est une manifestation de l’intelligence qui demande à s’exercer. Et lorsque qu’il exerce son intelligence – n’essayez pas de faire à sa place, vous vous exposeriez à une levée de boucliers.
Laissez-moi vous raconter une anecdote. A Gennevilliers, il y avait un enfant de trois ans, habitué à ce que l’on fasse tout à sa place. Le matin, il s’asseyait sur le banc dans le couloir, totalement passif, le corps mou et regardant dans le vague, s’abandonnant totalement à l’adulte qui lui retirait ses chaussures et lui mettait ses chaussons. Préoccupée par son développement exécutif, je passais un peu de temps tous les jours avec lui pour lui montrer comment se déchausser et se chausser seul. Après seulement deux jours, il commençait à reprendre plaisir à faire par lui-même. Le troisième midi, alors qu’il se trouvait dans le couloir sur le banc à mettre ses chaussures en attendant sa grand-mère, j’entendis un cri perçant. Il s’agissait d’un cri si primal que je n’avais pas même reconnu la voix du petit garçon. Sa grand-mère, pressée, était arrivée et avait tenté de lui prendre ses chaussures des mains pour les lui mettre. Pour se défendre, le petit avait repris ses deux chaussures, et était parti en courant vers la sortie de l’école, la grand-mère à ses trousses. Il s’arrêta sur le banc d’une autre classe, pleurant et redoutant un nouvel assaut de sa grand-mère, qui ne tarda pas à arriver : « Méchant ! Je vais te mettre tes chaussures, on est pressé ! » Je dis à sa grand-mère : « Il veut seulement le faire lui-même, c’est important pour lui. Il veut que vous le laissiez faire. » Et je me plaçai entre l’enfant et sa grand-mère en invitant l’enfant à mettre ses chaussures : “Vas-y, mets tes chaussures, ta grand-mère va attendre, je reste là.” Il s’apaisa et mit, sous le regard coléreux et impatient de sa grand-mère, ses chaussures avec un soin amoureux.
Ainsi, lorsque nous refusons à un enfant âgé de 3 à 5 ans de boutonner seul sa veste par manque de temps et qu’il proteste violemment, ce n’est pas lui qui se dresse face à notre maladresse, c’est toute l’intelligence de l’Homme qui gronde car elle trouve une entrave à son développement. Il s’agit d’un indicateur négatif de la présence d’une période critique. A l’inverse, si nous n’entravons pas son activité, nous le voyons traversé par une concentration extraordinaire et rechercher une précision étonnante, sa satisfaction est pleine et joyeuse. Cette grande satisfaction est l’indicateur positif d’un besoin critique comblé.

Une promesse d’épanouissement social.

Les circuits cérébraux associés aux fonctions exécutives se situent dans le cortex pré-frontal, lui-même relié aux structures qui répondent au stress et à la gestion des émotions. Ainsi, dotés de bonnes fonctions exécutives, nous pouvons mieux faire face au stress, nous sommes capables d’analyser et d’exprimer nos émotions avec sérénité, de mieux comprendre celles des autres, et par conséquent, nous sommes plus à même de résoudre et d’éviter les conflits relationnels. Les études le confirment et sont très claires : avoir des fonctions exécutives bien développées permet des relations amicales et sentimentales durables et harmonieuses.
« Si vous souhaitez que votre enfant réussisse à l’école et dans la vie, aidez-le à développer de bonnes fonctions exécutives. Ces compétences sont vraiment importantes et souvent plus prédictives que le QI”, affirme Adele Diamond, spécialiste internationale des fonctions exécutives.

A retenir.

Entre 3 et 5 ans, l’être humain développe à grande vitesse ses fonctions exécutives par sa propre activité. Bien développées, elles vont lui permettre de fonctionner, de réaliser n’importe quelle tâche avec succès. Ainsi, quelque soit le milieu où l’enfant évolue, à l’école ou à la maison, avant même de penser à lui enseigner les lettres, les chiffres ou autre chose, il faut l’aider à les développer. Le reste attend. Pour cela, il nous faut adopter une posture simple auprès de nos enfants, dès leur naissance, et pour tous les gestes de la vie quotidienne : “Tu peux le faire, tu vas le faire, même si cela prend du temps, je sais que tu vas y arriver.”
Le développement des fonctions exécutives fut le pilier fondateur de notre travail à Gennevilliers. Il permit aux enfants d’entrer avec joie dans les apprentissages et de s’épanouir dans la relation à l’autre. Nous publierons une vingtaine de vidéos pratiques dans les semaines à venir pour vous donner une idée de la façon dont nous avons procédé.

Pour approfondir

National Scientific Council On The Developing Child, Building The Brain’s “Air Traffic Control” System : How Early Experiences Shape The Development of Executive Function, Working paper 11, Center on the Developing Child – Harvard University
TEDx Adele Diamond – Turning some ideas on their heads
Enhancing and Practicing Executive Function Skills with Children from Infancy to Adolescence, Center on the Developing Child – Harvard University
L’attention et le contrôle exécutif. Conférence de Stanislas Dehaene, Collège de France Diamond, A., & Lee, K. (2011).
Interventions shown to aid executive function development in children 4 to 12 years old. Science (New York, N.Y.), 333(6045), 959–964.

Alice et les traductions du temps présent (blog Nathalie MP)



Alice et les traductions du temps présent

Où je parle de quelques « nivellements » : Réforme du collège, langue française et romans pour la jeunesse.
—->  Cet article a également été publié le samedi 13 juin 2015 sur     logo-cp


La crainte du nivellement par le bas exprimée par les enseignants est partagée par un collectif d’étudiants et de jeunes professionnels. Ils ont publié hier une tribune dans le Huffington Post ainsi qu’une lettre ouverte à la Ministre de l’Education dans le Figaro. Ils expliquent qu’ils sont issus des filières d’excellence sans pour autant faire partie des classes sociales favorisées et que l’accès aux classes bilangues, au latin et au grec, ainsi qu’à un enseignement scientifique et littéraire complet, fut pour eux le moteur riche et passionnant de la réussite. Ils demandent à la Ministre de suspendre l’exécution du décret d’application de la réforme du collège afin d’ouvrir un vrai débat démocratique sur la question.
Il se trouve qu’au même moment, le Projet Voltaire, service internet de formation à l’orthographe et à la grammaire, publiait les résultats d’une étude conduite auprès de 50 000 participants : en 2010, ils étaient 51 % à maîtriser correctement l’ensemble des règles de la langue française tandis qu’ils ne sont plus que 45 % en 2015. « Je ne pensais pas que la baisse serait aussi spectaculaire en seulement cinq ans ! » se désole Pascal Hostachy, fondateur du projet. Il souligne que la qualité orthographique dépend directement de notre confrontation à l’écrit, c’est-à-dire à la lecture. Si dans cette étude les femmes réalisent de meilleures performances que les hommes, c’est parce qu’elles lisent plus. La lecture est au coeur de notre apprentissage et de notre maîtrise du Français, et cela commence dès l’enfance.
Quant à moi, chaque année à la même époque, je me lance dans une vaste opération de tri et de rangement en prévision de la célèbre braderie de la rue d’Isly. C’est l’occasion de me replonger avec délice et nostalgie dans les livres que j’ai dévorés passionnément quand j’étais élève à l’école primaire ou en classe de sixième. Parmi eux, Les six compagnons de la Croix-Rousse, et surtout, Alice, mon héroïne préférée. Et c’est aussi l’occasion de faire quelques comparaisons entre les éditions successives.
Quelques mots sur Alice Roy, jeune américaine intelligente, indépendante et sportive, dont les talents de détective et les qualités de coeur vont redonner le sourire à maintes personnes lésées, trompées ou terrorisées. En anglais, elle s’appelle Nancy Drew. Son auteur, Caroline Quine (Carolyn Keene en anglais) est en fait un nom de plume regroupant plusieurs rédacteurs. Elle apparait aux Etats-Unis en 1930 et en France en 1955. Le directeur des collections jeunesse chez Hachette, ancien professeur d’anglais, souhaite alors relancer la Bibliothèque verte en éditant des séries anglo-saxonnes qui mettent en scène des héros récurrents. Le premier titre publié sera Alice détective, bientôt suivi de Alice au bal masqué. Commence alors une carrière pleine de succès pour la série Alice qui sera très longtemps en tête des ventes de la Bibliothèque verte. La première traductrice de la série fut Hélène Commin et le premier dessinateur, celui qui fixera un certain nombre de caractéristiques visuelles du personnage, tel que le bandeau dans les cheveux, fut Albert Chazelle.
Mais au fil des années, textes et illustrations subissent quelques aménagements. Quand j’ouvre mon exemplaire d’Alice au bal masqué, par exemple, et que je le rapproche de celui que j’ai acheté pour ma fille quelques décennies plus tard, je découvre que les traductions et les textes de quatrième de couverture (cliquer sur les photos pour mieux lire) ont évolué comme ceci :
 alice-au-bal-masque-99987-250-4004è de couv oldTexte de 1962 :
“Ce costume te va à ravir, Alice”, dit la vieille Sarah. Elle enveloppa la jeune fille d’un regard plein de tendresse, puis ajouta en souriant: “Il te donne, de plus, un air si mystérieux….” Alice Roy achevait de s’habiller pour le bal masqué auquel elle était invitée ce soir-là chez les parents de Gloria Harwick, son ancienne camarade de lycée. Elle devait s’y rendre en compagnie de Ned Nickerson, ami d’enfance qui se faisait volontairement son chevalier servant. Pour l’occasion, elle avait revêtu un déguisement de grande dame espagnole: longue robe rouge à volants et mantille de dentelle. Debout devant sa psyché, Alice assura soigneusement la perruque brune qui dissimulait ses boucles blondes. Un loup de satin noir au bavolet de tulle dissimulait entièrement son visage, ne laissant voir que les yeux bleus, pétillant de malice derrière les fentes du masque. »

 Texte de 2008 :
“Ce costume te va à ravir, Alice”, affirme Sarah. Elle ajoute en souriant: « Il te donne un petit air mystérieux… » Alice Roy achève de s’habiller pour le bal masqué auquel elle était invitée ce soir-là chez les parents de Gloria Hendrick, une ancienne camarade de lycée. Elle doit s’y rendre en compagnie de Ned Nickerson, son chevalier servant. Pour l’occasion, elle a revêtu un déguisement de grande dame espagnole : longue robe rouge à volants et mantille de dentelle. Debout devant son miroir, Alice ajuste soigneusement la perruque brune qui dissimule ses boucles blondes. Un loup de satin noir cache son visage, ne laissant apparaître que ses yeux bleus pétillant de malice.
Entre 1962 et 2008, s’intercalent d’autres versions qui concourent toutes à la cure d’amincissement du texte, provoquant parfois de grandes déceptions chez les adultes qui ont grandi avec Alice, le Club des cinq ou les Six compagnons. A travers cet exemple, on a tout loisir de constater  : 1. que le récit ne se fait plus à l’imparfait et au passé simple, mais au temps présent, 2. que les détails descriptifs sont limités voire supprimés  (regard plein de tendresse, bavolet de tulle) et 3. que le vocabulaire est simplifié de manière à ne garder que les termes génériques à l’exclusion de tout terme spécialisé (psyché devient miroir, dissimuler devient cacher).
La réaction immédiate consiste à se dire que décidément nos enfants ne sont pas aidés. Si la lecture est le vecteur de la connaissance de la langue, si elle est le moyen d’apprendre à exprimer des idées variées avec des mots et des connecteurs logiques variés utilisés dans une concordance des temps également logique, il n’est guère étonnant qu’ils aient de plus en plus de mal à s’exprimer à l’écrit comme à l’oral, tant les modèles qu’on leur donne sont allégés. On se demande à quoi pensent les éditeurs : jugent-ils avec un total réalisme que les jeunes d’aujourd’hui sont tellement mal formés à l’école que s’ils veulent encore vendre des livres il faut leur donner de la lecture basée sur un ensemble très limité de vocabulaire et de syntaxe ?
J’ai eu la chance de pouvoir contacter par téléphone un responsable d’édition de Hachette Jeunesse, et je le remercie ici du temps qu’il m’a consacré. Je lui ai fait part de mon étonnement devant ce que je qualifierais d’appauvrissement des textes proposés aux jeunes et je lui ai expliqué que j’aimerais beaucoup avoir son point de vue d’éditeur. Il m’a tout de suite reprise. Il n’est pas du tout question d’appauvrissement, mais de modernisation. La société a évolué, les enfants ont changé et sont confrontés à des modes de communication très diversifiés. Ils ont l’habitude de passer très rapidement d’un centre d’intérêt à un autre. Pour les attirer vers la lecture, il faut donc qu’ils y retrouvent les caractéristiques des autres médias. L’utilisation systématique du présent vise à accélérer le récit, de même que la suppression des passages trop descriptifs. Hachette considère que les textes comme Alice sont intemporels : on garde l’histoire, mais on la transpose et on l’adapte au fil du temps. Par contre, les textes dits « d’auteurs » sont conservés en l’état, des renvois en bas de page apportant les éventuelles explications nécessaires. C’est le traitement appliqué à la comtesse de Ségur, par exemple.
Sous les propos de l’éditeur, on comprend malgré tout que le public des lecteurs doit être encouragé (*) et qu’il importe d’aller au devant de lui. Les Bibliothèques rose et verte sont maintenant pratiquement entièrement dédiées à la transposition à l’écrit de séries télévisées en vogue auprès des enfants. Quant à la modernisation d’Alice, elle correspond bien à une perte de contenu dans la mesure où ces textes sont maintenant édités en Bibliothèque rose, c’est-à-dire pour un lectorat beaucoup plus jeune que lorsque la série a démarré en France en 1955.
S’il est vrai que le monde évolue, il me semble que c’est plutôt dans le sens d’une complexité croissante. J’ai du mal à croire que le langage qui sert à décrire le monde puisse dans le même temps se recroqueviller sur lui-même. Ne parlons pas spécifiquement vocabulaire, il est très possible que sur ce plan-là nous ne soyons pas en train de vivre un appauvrissement mais un glissement vers une sorte de remplacement : psyché devient certes désuet, mais fournisseur d’accès internet va peut-être faire son entrée dans le dictionnaire, à l’instar d’autres mots destinés à nommer les nouveaux objets de notre réalité. Parlons plutôt syntaxe, conjugaison et variété de la langue : ce sont les éléments centraux d’un langage évolué car il est question de subtilité, de logique et d’articulation des pensées. Toute éducation qui voudrait s’en affranchir constituerait selon moi une régression intellectuelle grave.

(*) Mise à jour du vendredi 12 juin 2015 à 12 h : Hachette Jeunesse me fait savoir que la collection en question est en pleine santé.

3 réflexions sur “Alice et les traductions du temps présent”

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